Un OFNI en apesanteur, qui réussit l’exploit de donner chair à l’un des éléments les plus abstraits du cinéma : le son.
Gilderoy (Toby Jones), ingénieur du son anglais, débarque en Italie pour bosser sur un film d’horreur, THE EQUESTRIAN VORTEX. Une expérience dont il semble détaché au départ, avant qu’elle ne le mène peu à peu vers des territoires étranges et dérangeants… Lorsque l’Angleterre, terre de cinéma dont on loue souvent le naturalisme, décide de virer vers l’abstraction, elle le fait sans compromission. L’an dernier, Ben Wheatley livrait le puissamment barré KILL LIST. En 2013, Peter Strickland (KATALIN VARGA) prend le relais avec BERBERIAN SOUND STUDIO, qui a tout de l’Objet Filmique Non Identifié, mais que l’on pourrait comparer à LA TAUPE pour son ambiance éthérée et à LOST HIGHWAY pour sa propension à arpenter les dédales effrayants de l’esprit. Si Strickland rend ici hommage au giallo (le cinéma d’horreur et d’exploitation italien), nul besoin d’être un exégète de Dario Argento, Mario Bava ou Lucio Fulci pour se laisser emballer par BERBERIAN SOUND STUDIO. Car Strickland a la malice de ne jamais montrer d’images de THE EQUESTRIAN VORTEX – hormis son générique de début – et de se concentrer uniquement sur sa bande-son, embarquant le spectateur pour un voyage plus généraliste. Il se donne même la gageure de rendre le son profondément charnel, en s’attardant sur le travail de bruiteurs foldingues (dont les accessoires organiques, fruits et légumes, pourrissent au fond du studio) ou d’artistes lacérant leurs cordes vocales dans des cabines d’enregistrement exiguës. La claustrophobie est à ce titre un élément clé de BERBERIAN SOUND STUDIO, donnant l’occasion à Strickland de définir le monde du cinéma – et plus généralement la passion qu’il suscite – comme une bulle hermétique, via une mise en scène d’une rare intelligence et un travail sur le son hautement sensoriel, dont la musique du groupe Broadcast est un élément fondamental. Il en va de même pour Gilderoy, dont l’existence de vieux garçon entièrement voué à son travail est brillamment incarnée à l’écran par des transitions imperceptibles entre le décor du studio et celui de son petit meublé. Cette montée en tension, doucereuse et digne d’une berceuse cauchemardesque, donne lieu à un troisième acte que ne renierait pas David Lynch, où fiction et réalité se mêlent en un ballet schizophrène dont on ressort éberlué. Une expérience cryptique, certes, mais du genre que l’on n’oublie pas.
De Peter Strickland. Avec Toby Jones, Cosimo Fusco, Antonio Mancino. Royaume-Uni. 1h32. Sortie le 3 avril
